Je n'avais jamais pensé être superstitieuse. Bien sûr, je n'aimais pas vraiment passer sous les échafaudages de peur qu'ils ne me tombent dessus. Personne n'aime ça. Je n'appréciais pas non plus voir le pain à l'envers sur la table. Comme tout le monde. Je préférais de loin les chats blancs aux chats noirs. Comme tout le monde. Et les vendredis 13, j'évitais de me lancer dans des aventures extraordinaires. Comme tout le monde. Je pensais bel & bien que tout le monde était comme moi, que ces choses étaient loin d'être superstitions, juste de petites croyances naïves. Et aujourd'hui, un homme m'a prouvé le contraire. Je me promenais dans la ville, tranquille, vêtue d'une simple robe courte blanche à volants typiquement été. Un chapeau sur la tête, un bracelet à la cheville et une paire de tongs assortie à la robe. Rien de très chic, rien de trop original, juste de quoi bronzer un peu et d'être à l'aise. Tandis que je me baladais, je faisais attention de ne marcher que sur les lignes blanches de la route. Certaines personnes me regardaient comme une illuminée, d'autres souriaient. Quelques enfants souhaitaient m'imiter tandis qu'un homme m'interpella & me dit, doucement :

▬ « Vous perdez votre temps mademoiselle. »
▬ « Je m'amuse, c'est tout. »
▬ « Je vous observe, je vois bien que la superstition vous bouffe. Ma petite fille était comme vous. Elle pensait qu'il allait lui arriver un malheur si jamais elle dépassait des lignes blanches ou si elle marchait sur les rainures du plancher. »
▬ « Et ? Que lui est-il arrivé ? »
▬ « Elle a dépassé les lignes blanches, sûrement. »
▬ « Vous dites ça pour me faire peur. C'est quoi votre problème ? Je m'amuse, c'est tout. »

J'avais presque crié les dernières paroles tellement ma voix avait grimpé au fur & à mesure de la conversation. Etait-ce parce que j'étais moi-même bizarre que j'attirais les gens étranges ? Très certainement. Celui-là, il avait tout de même la palme de l'originalité. Je ne comprenais pas vraiment s'il y avait une métaphore derrière son discours, ou quelque chose dans le genre. Ou alors, il avait juste voulu m'effrayer. N'empêche qu'il n'avait pas tord. Quand je dépassais les lignes blanches, je ne pouvais m'empêcher de penser que quelque chose allait m'arriver. Mais il ne m'arrivait jamais rien. Je crois. Comme pour montrer à ce vieux c*n que j'étais bel & bien plus qu'une gamine illuminée, je continuais mon chemin sans me fier aux lignes blanches ou bien aux rainures des rues pavés. Je ressentais un léger pincement au coeur, comme une appréhension, mais tant pis. 10 minutes plus tard, affamée & n'ayant pas pris de petit déjeuner, je regardais ma montre : dix heures trente. L'heure parfaite pour se rendre au captain's bakery, un starbucks à la jamaïcaine. J'adorais cet endroit. Cosy & à la fois moderne. Je pouvais y passer des heures entières, seule avec mon frapuccino. Le sol du captain's bakery était un carrelage noir et blanc. Alternance des carreaux noirs et des carreaux blancs = difficulté supplémentaire pour moi. Habituellement, j'aurais fait attention de ne marcher que sur les carreaux blancs, bien entendu. Fichu superstition de m*rde. Une fois à la porte, un grand sourire se dessina sur mon visage. Bordel, Joon, entres, tu bloques le passage. J'entrais donc, l'air radieux, allait commander un frapuccino & m'installait à la fenêtre pour siroter ma boisson tout en observant les passants. Le bon plan. J'essayais tant bien que mal de m'ôter de l'esprit le vieux sorcier qui m'avait aborder quelques minutes auparavant. Le liquide glacé descendit le long de ma gorge avec délice et j'en aurais presque oublié que j'étais vraiment bizarre.