Je suis perdue dans mes pensées, mes yeux errant sur les pages colorées du livre qui repose ouvert sur la table. Mes avant-bras sont appuyés contre le papier glacé et j’ai un étrange sourire d’étampé au visage. Jusqu’ici, ça n’a rien d’étonnant pour la Alex Dawson que je suis, mais le sujet de cette distraction, lui, est bien loin d’être ordinaire. Je m’agite simplement pour tourner les pages, découvrant de nouveaux paysages, plus paradisiaques les uns que les autres, oubliant les textes et n’ayant d’yeux que pour les images qui ornent le document. Focalisant sur ma respiration régulière et le silence monotone de la bibliothèque municipale, j’ai l’impression que mon cœur fait un bond au creux de ma poitrine lorsqu’une voix trop familière s’élève derrière moi. Je me détourne sur ma chaise, dans un bruit sourd des pattes qui crissent sur le plancher clair de la pièce. Voir le visage de cette nouvelle arrivante me rassure, même si j’avais aisément découvert son identité par le simple son de sa voix.

TARA – « Qu’est-ce qui te prends de lire? J’croyais qu’à l’école public, vous faisiez que skiper les cours. »

Je mets quelques secondes à reprendre le contrôle sur mon corps alarmé et c’est en soulevant le regard vers Tara que j’expire lourdement. Je suis des yeux sa trajectoire alors qu’elle s’installe sur une de ces chaises raides et froides de ce lieu public, face à moi. L’endroit est plutôt désert et seule la pile de livres que j’ai préalablement extirpé des rangées « documentaires » nous sépare. Les secondes filent et j’assimile enfin les paroles prononcées par la jeune O’Connor, levant momentanément mes yeux au ciel. Ça m’étonne toujours de voir à quel point ses propos sonnent ridicules, mais je me rappelle sa génitrice et suppose que ce genre de commentaires s’est transmis de mère en fille. Je me décide enfin à répondre, d’une voix basse vu l’endroit où nous sommes et les règles qui y régissent, même si au final, il n’y a personne pour se plaindre de quoi que ce soit.

ALEX – « C’est pas pour l’école, c’est pour cet été. »
TARA – « Tu vas prendre des cours d’été? »
ALEX – « Lâche l’école un peu, Tara. J’pars en voyage, j’mets les voiles. »
TARA – « Où? »
ALEX – « And smile, in Jamaica. Want you to smile, in Jamaica. »
TARA – « Jamaïque? Qu’est-ce qui a de spécial en Jamaïque? »
ALEX – « Ça. »

De mes deux mains, j’avais fait glisser le livre – celui qui captait mon intérêt jusqu’à l’arrivée de ma grande amie - jusqu’à ce qu’il se retrouve face à Tara qui y plongeait le regard, un point d’interrogation toujours présent dans ses yeux. J’alterne mon regard entre le livre et la jeune femme, à la recherche d’une réaction quelconque qui met plusieurs secondes à prendre place. Ses sourcils sont froncés et lorsque son visage se soulève, je n’ai droit qu’à un haussement d’épaule, ses bras croisés sur sa poitrine. Je cache ma déception du moment, bien loin de céder si facilement et je ravale mon désappointement en poursuivant dans mon argumentation, mon ton s’élevant toujours un peu plus au fur et à mesure que la conversation avançait.

TARA – « C’est bien beau, mais qu’est-ce que ça a de plus que la côte californienne. »
ALEX – « Qu’est-ce qui a de moins, plutôt. »
TARA – « J’comprends pas. »
ALEX – « La Jamaïque, c’est un paradis sur terre. Et j’suppose que quand on demeure pas à L.A., on en dit la même chose, mais c’qui est différent, c’est les gens. »
TARA – « Où tu veux en venir? »
ALEX – « Le monde de Californie m’fait suer. On est qu’une population qui vit dans la frime et l’argent. »
TARA – « J’vois pas c’qui a de mal à l’argent. »
ALEX – « Ça rend les gens froids, distants. »
TARA – « Et tu t’inclus pas dans ce regroupement-là, je suppose, madame-je-suis-pas-comme-tout-le-monde? »
ALEX – « Tu veux savoir la différence entre les gens comme toi et les « pauvres » de mon genre. Mon argent dort pas dans une caisse où mes cents vont devenir des dollars. J’préfère passer mes cents sur tout et n’importe quoi pour qu’elles deviennent des souvenirs. Et ça, jl’échangerais pas contre ta barraque, ta voiture et ton éducation privée. »
TARA – « J’te trouve plutôt froide et distante de dire des trucs du genre pour une fille qui s’croit supérieure dans sa classe moyenne. »

J’agrippe du bout des doigts le document qui regorge d’images à couper le souffle et le ramène vers moi, le visage illuminé d’amusement face à ce commentaire qui s’avère juste. Je redécouvre les plages et l’eau clair avec joie, le regard ne quittant plus le livre. Mais mon plan prend déjà place même si je n’accorde aucune attention visuelle à Tara. J’ai toujours défendu le fait que moi, Alex Dawson, j’étais une grande indépendante, mais me retrouver de l’autre côté de l’océan sans personne me terrorise un tant soit peu et c’est donc, l’espoir gonflé que je réplique, d’une voix si légère et distraite, des mots qui je l’espère, mettrons la puce à l’oreille de la jeune O’Connor.

ALEX – « Si t’étais pas aussi chochotte, jt’aurais proposé d’venir, mais bon… »

Je suis devant le babillard, au bas des escaliers du couloir principal de l’école et je reste figée sur l’affiche immense qui occupe la partie centrale du mur. Mes livres contre ma poitrine, je sens mon cœur qui s’acharne contre ma cage thoracique alors que j’ai les mains moites. Taylor s’arrête à côté de moi et je sais que c’est elle sans même avoir besoin de lui jeter un coup d’œil directement. À son tour, elle voit les lettres J-A-M-A-I-Q-U-E et ses yeux s’arrondissent. Elle connaît mes plans. Pire, elle connaît le motif de mes plans. J’ai plus envie de vivre avec des californiens, j’veux des gens accueillants, faciles d’approche et sociables. Au lieu de ça, j’vais me retrouver à passer mon été de « rêve » dans un milieu différent avec la même population « cauchemardesque ». Ma voix frêle s’élève dans le brouhaha du lycée et alors que je prononce mes premiers mots, j’aperçois Tara qui s’avance vers nous. Elle est heureuse et ça me tue, définitivement.

ALEX – « Pourquoi la Jamaïque? Pourquoi pas la République pour faire comme tout le monde? Ils gâchent mon rêve. »
TAYLOR – « T’as qu’à changer de destination si tu tiens vraiment pas à te retrouver avec la moitié du lycée. »
ALEX – « J’peux pas. »
TAYLOR – « Bah si, avec les assurances voyages, tu peux tout faire. »
ALEX – « J’ai pas d’assurances voyages. »
TAYLOR – « Comment ça? »
ALEX – J’avais pas l’argent pour me les payer, okay. J’prévoyais partir, un point c’est tout. »
TARA – « Tu vas faire quoi, alors? »
ALEX – « J’en sais rien. J’ai passé la nuit à penser à tout ça et y’a qu’un truc qui me revenait sans cesse en tête. »
TARA – « Quoi? »

J’y pense, encore une fois. Les mots tombent avec justesse dans ma tête, des mots si souvent répétés dans ma jeunesse qu’on en gravera probablement les lettres sur ma pierre tombale. Je me balance d’un pied à l’autre, complètement stable dans une masse de gens qui se dirigent avec gourmandise jusqu’à la cafétéria pour la pause du dîner. J’ai pas réellement envie de m’étaler sur le sujet, mais je le fais parce qu’au point où j’en suis, c’est hors de mon contrôle. Taylor nous écoute, mais ma relation avec elle semble sur une bonne lancée depuis un certain temps, c’est donc sans problème que je répète ce que j’ai dans l’esprit depuis des heures et des heures.

ALEX – « Ma mère, avant qu’elle fiche le camp, elle me disait toujours que t’avais jamais vraiment à t’en faire parce que, ce que t’étais véritablement destinée à faire, allait arriver anyway. La loi du destin et blablabla. On ne contre jamais son destin. »
TARA – « Donc tu pars quand même? »
ALEX – « J’ai l’air de quelqu’un qui peut flamber 1200$, comme ça?! »
TARA – « Ça va être géniale, j’te dis. »
ALEX – « Mouais… »

Je baisse le regard parce que j’ai plus envie de voir cette affiche à l’air débile. Je soupire lourdement, tournant les talons alors que – pour s’acharner un peu plus sur mon cas – les Andrews débarquent avec leur joie de vivre immensément trop élevée vu ma dépression du moment et je rage intérieurement des syllabes qu’ils se partagent avec rythme.

DEVON – « JAMA! »
SHAWN – « ICA! »
ALEX – « Ça fait vraiment trop cliché ça, des jumeaux qui complètent leur phrase. »
DEVON – « Y’a des marabouts par ici, qu’est-ce qui se passe? »
SHAWN – « J’peux te remonter le moral, tu sais? »
ALEX – « T’es vraiment pas intelligent toi ou tu comprends pas quand j’dis G-A-Y?. »
SHAWN – « Y’a que les fous qui changent pas d’idées. »
TAYLOR – « Ta gueule, Shawn. »

Puis, c’était arrivé. La journée du départ, j’avais franchi les portes de l’aéroport avec le cœur serré, croisant un trop grand nombre de visages connus. Mon père et sa nouvelle blonde étaient venus nous saluer Taylor et moi – les deux nouvelles sœurs - qui affichaient un sourire plus pour les rassurer eux que pour notre bonheur à nous. Ma valise roulant lourdement derrière moi, j’avais déjà l’impression que mes épaules se disloqueraient simplement en supportant le poids immense du contenu de mon sac à dos. D’une main nerveuse, j’avais tendu mon billet et mon passeport à une dame en uniforme qui affichait un air sérieux qui ne lui allait pas du tout et une fois la valise abandonnée sur le tapis roulant avec comme seul moyen d’identification, un collant coloré similaire à des dizaines et des dizaines de bagages qui s’évadaient sous nos yeux, j’avais soupiré. J’avais cédé ma place à une nouvelle personne alors que je rejoignais Taylor qui m’avait devancé de quelques secondes. J’avais baissé le regard, avant de retourner vers « nos » parents, pour les adieux définitifs. C’était que pour l’été, mais pour eux, c’était bien plus long que ça. Et je ne le savais pas encore, mais au comptoir suivant se trouvaient les jumeaux et leur troisième membre; Tara. Fallait avouer qu’en cet instant, j’arrivais même plus à savoir comment agir avec elle. Sérieusement, qui vous annonce qu’il croit être gay – gay du genre, comme je le suis – et ne rajoute rien sur le sujet lorsque l’alcool a disparu de son corps? Moi, j’arrivais pas à comprendre tout ça, et alors que les vacances étaient enfin arrivées, j’étais pas certaine d’en avoir l’envie…